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POUR UN AGGIORNAMENTO ÉTHIQUE À L’ÈRE DE LA TECHNOSCIENCE

10,000CFA

La question éthique occupe une place très importante dans la pensée
contemporaine, à la mesure des multiples préoccupations liées aux immenses
progrès technoscientifiques. Mais le modèle et le format éthiques anciens
apparaissent dépassés par l’ampleur et la complexité des problèmes y relatifs.
D’où l’idée de la convocation de nouvelles formules et pratiques, mieux d’un
nouveau paradigme, pour sauver l’humanité sans « liquider » la science, mais
plutôt avec elle.
C’est le sens même de l’éthique en tant que prise de responsabilité de chacun
envers son sort et celui d’autrui, antidote espéré aux aspects déshumanisants
de notre époque. Plus qu’une règle de droit classique, la responsabilité est
alors présentée ici comme une philosophie. Elle est désormais un défi que
l’ensemble de la société contemporaine est appelée à relever, au regard du
pouvoir important dont s’est doté l’Homme grâce à la technoscience. C’est
cette responsabilité qui se décline aussi bien en Principe de précaution qu’en
Développement durable, sorte de toile de fond de la proposition de Hans
Jonas. L’éthique de la responsabilité, en puisant dans les valeurs anciennes
qu’elle reconsidère, apparaît alors comme l’une des réponses appropriées aux
multiples préoccupations axiologiques de notre temps, en tant qu’elle traduit
un regard nouveau de l’homme sur la nature dans sa totalité, sur son agir et
ses conséquences.

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Description

Préface

Martine M. MINKADA commet au lectorat l’important ouvrage qu’elle intitule Pour un aggiornamento éthique à l’ère de la technoscience. Il s’agit, incontestablement, d’un ouvrage à la thématique pertinente, un ouvrage d’une brûlante actualité, et le sous-titre qu’elle donne, Le paradigme de la responsabilité d’après Hans Jonas, inscrit sa réflexion dans un sillage simultanément éthique, épistémo-politique et prospectif, le tout sous-tendu par les interrogations fondamentales ci-après : quel avenir l’homme se réserve-t-il ? Quel avenir réserve-t-il à l’humanité ? Quel est l’avenir réservé à la vie et à la planète tout entière ?

En parcourant l’Odyssée du cosmos, celle de la vie et celle de l’homme, nous prenons acte de son évolution générale, ainsi que des révolutions ininterrompues d’une humanité, considérée comme le point culminant de l’évolution, selon Pierre Teilhard de Chardin[1], dans ce qu’elle est et dans ses productions. Les conséquences de cette évolution et de ces révolutions se déclinent globalement dans les possibilités qui auront permis à Homo sapiens de conquérir le monde et de le transformer de fond en comble, de lui donner sens et orientation, en un mot, de lui donner une histoire. L’impression que l’on a pourtant, c’est que Homo sapiens perd le contrôle de sa maîtrise de l’ensemble, maîtrisé par ses propres productions ; l’on peut alors se demander si le sens n’est pas devenu désormais non-sens, si la trajectoire actuelle d’Homo sapiens vers la technodivinisation n’annonce pas sa propre fin imminente[2]. Incontestablement, Homo Sapiens a conquis et continue de conquérir le monde, il a envahi et poursuivi cet envahissement de l’ensemble du cosmos, le transformant de manière fondamentale, pour ne pas dire totale, grâce à ses découvertes scientifiques et aux innovations technologiques et artistiques.

Il est vrai, les productions artistiques n’ont pas fait l’objet de critiques acerbes ou de rejets systématiques comme désormais les découvertes scientifiques et les innovations technologiques, tantôt célébrées avec ferveur et enthousiasme au regard des avancées qu’elles rendent possibles, tantôt honnies et rejetées pour leur caractère quelques fois mortifère et possiblement générateur d’apocalypse[3]. La liste des effets et des problèmes que pose cette conquête de la Terre par l’homme est à l’évidence très longue, mais ce qui est désormais plus long encore, c’est la liste des interrogations et des importantes inquiétudes qui découlent de cette conquête du monde. Mais comment comprendre ce véritable paradoxe de la concomitance entre cette ferveur et cet enthousiasme devant les avancées des découvertes scientifiques et des innovations technologiques et les critiques acerbes ou les rejets systématiques de ces mêmes découvertes scientifiques et innovations technologiques ? Peut-on interpréter ce paradoxe dans le registre d’un simple malaise d’une humanité qui aspire à bénéficier pleinement et continuellement de tous ces apports civilisationnels bienfaisants, une fois l’impasse faite sur les dérapages et les dangers, ou bien s’agit-il d’une remise à plat de tout le processus et d’une interrogation de fond, téléologique, sur ses finalités et ses fins ? A dire vrai, c’est bien à cette importante interrogation qu’il faut trouver une réponse, au-delà des doutes quant à l’utilité et à l’importance des recherches technoscientifiques, mais au plan de la définition et de l’affectation d’un télos à la technoscience et de la détermination des responsabilités éthiques et sociales qui échoient aux créateurs/producteurs ainsi qu’aux bénéficiaires et utilisateurs de ces productions technoscientifiques, sans que cette interrogation sur le télos et les responsabilités doive, hors de tout réalisme et de toute objectivité, être située dans un horizon négativiste ou simplement pessimiste.

Il faudrait alors reconnaître que le paradoxe relevé plus haut sert d’indicateur ou de symptôme d’une crise fondamentale et grave de l’humanité : une crise globale enracinée simultanément dans la vision de l’humain et son statut, et dans l’éthique et les valeurs auxquelles cet être humain choisit de s’arrimer pour affecter sens et consistance à une existence en recherche d’authenticité plénière[4]. Peut-être que les accidents ou les cata­strophes technoscientifiques et industriels qui se sont produits, peut-être que les mésusages historiques et les réactions d’hostilité, voire de rejet qui s’expriment au quotidien par rapport aux développements technoscientifiques pour le moins inquiétants rappellent simplement que cette belle idée de progrès, inspirée des Lumières et soutenue par la rationalité positiviste, selon laquelle les avancées technoscientifiques et l’avancement socioculturel iraient de pair, établissant un strict parallèle entre la progression de la raison et le progrès tout court, a bel et bien vécu, et que l’heure est venue d’en faire humblement et courageusement le bilan[5], voire le deuil.

La technoscience, grâce à ses prouesses, a procuré et procure à nos sociétés d’immenses avantages, et donc une phénoménale maîtrise du réel. N’est-il pas dès lors impératif qu’elle soit libérée de l’enfermement dans la rationalité instrumentale pour qu’elle situe cette production de maîtrise dans le double sillage technique et éthique du plus technique et du mieux en valeur, à partir d’une maîtrise éthique de son pouvoir et de ses ambitions démiurgiques aux conséquences désormais incalculables parce que véritablement imprévisibles ? L’on perçoit dès lors l’importance d’un recours à l’éthique, et l’urgence d’un arrimage des finalités de la technoscience à celle-ci. Cette nécessité et cette urgence d’un encadrement sérieux/éthique des chercheurs et de la recherche, Hans Jonas les a bien perçues, et c’est tout le sens qu’il donne à l’éthique de la responsabilité qu’il propose, en rapport avec les espoirs, mais aussi les peurs générés par les pouvoirs de plus en plus démentiels des technosciences.

Mais qu’est-ce que la responsabilité ? L’on a longtemps considéré seulement la responsabilité objective de l’acte, post factum ; cette vision restrictive de la responsabilité convenait évidemment au droit, soucieux que réparation soit faite, par l’individu ou par le groupe coupable ; plus tard, la dimension subjective et personnelle de la responsabilité a été mise en lumière par les moralistes et c’est bien ici de la responsabilité antécédente, mais directe et immédiate, qu’il s’agit. Ces modifications de la vision de la responsabilité, à l’évidence, ont influencé l’évolution même de l’éthique et du droit. Hans Jonas, sans délaisser la dimension individuelle ou la minorer, mettra alors en relief cette dimension communautaire ou collective de la responsabilité, en même temps que sa prise sur le futur. Comme le montre Guy Bourgeault[6], cette vision de la responsabilité influence positivement le droit aujourd’hui. Les nouvelles dispositions en matière de santé et de sécurité au travail, de sécurité routière et d’indemnisation (par la médiation des polices d’assurance ou par celle de l’État), de même que celles touchant la protection de l’environnement et de sa qualité, fournissent de bonnes illustrations de cette évolution. Pour Hans Jonas, cette nouvelle éthique de la responsabilité trouve ses modèles et ses référents privilégiés dans l’expérience fort ancienne – bien qu’elle puisse prendre aujourd’hui des colorations nouvelles – du parent et de l’homme d’État. Dans ces deux cas, la responsabilité est engagée de manière intersubjective envers les autres et prospectivement pour le futur, pour les générations à venir. Si, en principe, cet engagement n’est pas nouveau, ce qui l’est par contre, c’est le pouvoir inédit que la technoscience donne aux interventions humaines aujourd’hui sur les individus et les conditions de leur existence présente, sur leur avenir, et sur la nature entière et son avenir. C’est sans doute ce qui justifie l’exigence d’un renouvellement éthique, d’un aggiornamento éthique.

Jusque-là, la réflexion éthique se souciait uniquement des résultats immédiats des actions posées, mais non des conséquen­ces plus larges et à plus long terme, celles-ci étant perçues comme fruit du hasard, imposition du destin, ou action de la divine providence. Or, avec le développement technoscientifique, ces conséquences de l’intervention humaine peuvent être profondes, durables et même irréversibles. C’est cette conscience qui gouverne l’expérience éthique contemporaine que traduit Hans Jonas par l’éthique de la responsabilité. Hans Jonas rappelle en effet ce qu’est un Homme et ce que doit être son agir ; en d’autres termes, il rappelle ce qu’est Homo sapiens et ce que doit être et faire Homo faber. L’homme est une subjectivité vivant en intersubjectivité, un être avec les autres, un être nécessairement solidaire, au présent et au futur ; un être pensant aux autres et vivant avec eux aujourd’hui et pour le futur, un être agissant pour les autres, aujourd’hui et pour le futur. C’est pourquoi nous sommes désormais, chacun à travers ce qu’il est et fait, responsables du hic et nunc, mais aussi responsables du futur, des générations futures, des générations émergentes, dans le cadre d’une métaphysique de l’avenir qui dit « oui à la vie » et « non au néant », pour une humanité « qui n’a pas droit au suicide », encore moins à l’extinction[7].

L’éthique de la responsabilité réussira-t-elle à faire gagner ce pari à l’humanité ? Hans Jonas montre que cela est parfaitement possible, mais ne pourra être effectif que sur la base de principes fondamentalement rationnels et éthiques, et de méthodes créatives, fortes et éclairées. En tout cas, au-delà de l’utopie baconienne qui se réalise aujourd’hui à travers les multiples prouesses de la science nouvelle, qui semblent nous acheminer inexorablement vers la « fin de l’homme », l’éthique jonassienne de la responsabilité nous paraît constituer la meilleure utopie des temps contemporains qui soutient la nouvelle aventure de l’humanité, le nouvel ordre du jour humain. Sauvons, l’humanité ? Sauvons le cosmos ? Sauvons l’avenir ? Notre « devoir d’être », qui fonde et donne consistance à notre « devoir-être », nous impose « d’assurer la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre », de « choisir l’intégrité future de l’homme » et de ne pas « détruire la possibilité future de la vie ». Martine M. MINKADA, en fin de compte, nous rappelle opportunément dans son ouvrage l’essentiel de ce message de Hans Jonas, qui propose de façon visionnaire le Principe responsabilité comme « éthique pour la civilisation technologique ».

 

Pius ONDOUA

Professeur des Universités

[1]. Louis Barral, présentant le caractère évolutionniste de la pensée de Teilhard de Chardin, peut dire : «Il allait de soi que Teilhard de Chardin, géologue, préhistorien, penseur vigoureux, ait conçu une Cosmogenèse où l’Homme représente la flèche d’une évolution en marche depuis l’origine des temps». Eléments du bâti scientifique Teilhardien. Monaco. Editions du Rocher. 1964. p. 33.

 

[2]. L’Odyssée de l’Univers peut être rappelée ici en quelques principales étapes : – a) – à l’occasion du Big Bang, (13,5 milliards d’années), apparition simultanée de la matière, de l’énergie, du temps et de l’espace, et fusion il y a 300 000 ans de la matière et de l’énergie en structures complexes : atomes, molécules en interactions (chimie) ; – b) – apparition d’organismes vivants sur la planète Terre, il y a 3,8 milliards d’années ; – c) – apparition de l’espèce Homo Sapiens, révolution cognitive, émergence des cultures et de l’agriculture, 70000 ans – 12000 ans ; – d) – 500 ans : révolution scientifique et technique.

 

[3]. Nous savons, par exemple, que les réseaux électroniques, salués dans la mesure où ils facilitent l’accès au savoir et revitalisent le fonctionnement de la démocratie, sont critiqués pour les débordements qu’ils favorisent et les menaces qu’ils représentent quelques fois pour l’équilibre et l’harmonie des sociétés. L’énergie nucléaire accueillie hier pour tout ce qu’elle offre du point de vue de l’indépendance énergétique et de la lutte contre l’effet de serre expose à l’anéantissement de l’espèce humaine, que ce soit dans le nucléaire militaire ou dans le nucléaire civil. Il en est de même des progrès de la médecine et de la recherche biomédicale, qui soulagent l’humanité de beaucoup de pathologies d’une part, mais qui ne manquent pas de soulever des problèmes bioéthiques ayant trait à la considération de la valeur de la vie et de l’homme d’autre part. Il en va enfin de même du développement économique dans sa frénésie, génératrice de problèmes de plus en plus aigus de santé, compte tenu de la pollution grandissante de l’air et de l’eau, du dérèglement climatique global, de l’épineux problème de la gestion des déchets, des nouveaux rapports agonistiques entre les sociétés et entre les nations…

 

[4]. Il ne s’agit donc pas d’un simple malaise vis-à-vis des prouesses de la modernité ou de l’expression d’un technopessimisme dont la rationalité serait elle-même à questionner. Il faut y voir bien plutôt l’annonce d’une interrogation fondamentale par une humanité responsable, face à son présent et à son avenir à configurer, sur les finalités et les conséquences de la production des technosciences.

 

[5]. La puissance et les effets des innovations technoscientifiques ont atteint des proportions effrayantes qui n’autorisent plus une gestion à l’aveuglette c’est-à-dire en dehors de tout contrôle juridique et éthique, soutenus par la seule rationalité instrumentale et arrimés aux seuls objectifs industriels, politiques et stratégiques, sans une réelle focalisation sur le véritable développement «humain», qui seul peut donner toute sa signification et sa valeur à la recherche technoscientifique pour le savoir et la puissance. C’est tout le sens de l’œuvre de Jürgen Habermas montrant que la science et la technique contribuent à renforcer la domination politique dans la mesure où celle-ci est rationalisée par celle-là.

 

[6]. Guy Bourgeault, « La responsabilité comme paradigme éthique ou l’émer­gence d’une éthique nouvelle », in Actualiser la morale. Mélanges offerts à René Simon, Paris, Editions du CERF, 1992.

 

[7]. Et c’est tout le sens à donner au quatrième impératif de l’éthique jonassienne de la responsabilité : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre ».